Le cauchemar d'Elkior

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Elkior, c’était pas un dur. C’était LE dur. Pas de ceux qui traînent dans la rue, qui travestissent leur candeur derrière des mots dont leur pensée n’atteint pas la portée. Non. Elkior avait tout fait, tout vécu, et survécu. Et maintenant, il savourait une vie léthargique bien méritée, le mauvais diable. Enlèvement, chute libre, balles, venin, lames, tabourets, pinces à linge, il avait croisé la mort maintes fois et de bien des façons, tapies au fond d’un verre comme toutes griffes dehors au bord d’un gouffre.
Il avait eu peur, très peur même. Enfin, il le croyait.
Un carreau cassé au 18 d’une rue paumée. Une vieille s’affole et passe l’appel fatidique, celui qui force les fesses du bon flic à quitter café et douce quiétude de la bicoque de garde.
« Jetez un œil », qu’ils ont dit. Le classique.
Le « 18 », c’était pas l’écriteau cramé qui l’aurait clamé en tout cas. Foutu travail, plus que 2 ans et on troque le flingue pour une bouteille vissée à la main. Peu reluisant, mais c’était son plan, l’ultime bise à son amie de toujours.
Lampes brisées, herbes à la hanche, on y voyait aussi bien que dans l’arrière de la plaignante. Mais c’était le boulot, fallait y aller.
Frein à main; clefs; lampe torche; sarcasme; Tout y est, on peut y aller.
En y repensant, c’était pourtant bien parti. Belle gueule, le menton haut. Il avait de l’aplomb le gaillard. C’était pourtant bien parti oui, bien parti… et pourtant. Une sournoise malveillance semblait imprégner chaque morceau de bois pourri, chaque coin d’ombre de cette demeure que le monde lui même semblait rejeter.
Elkior avançait d’un pas prudent mais assuré. Il longea d’abord le mur vernis, dont la peinture autrefois lisse et nacrée s’écaillait largement, laissant paraître les longues balafres de la vérité rongée de termites qui se tapissait derrière, l’ensemble évoquant une vieille peau fripée l’ayant cédé aux gerçures.
Il jeta un regard par la fenêtre, et face à l’absolue noirceur des lieux, se décida à y faire pénétrer le faisceau de sa lampe torche.
Rien. A l’évidence, les seuls résidents des lieux – hors acariens – devaient être ces grains de poussière que le vent charriait dans la lumière.
Ce dernier se mit d’ailleurs lentement à siffloter, agitant d’abord quelques mèches brunes du caïd. Puis le sifflement enfla, devint murmure, avertissement, puis démence. Une bourrasque surprit Elkior. Perdant l’équilibre, il trébucha en arrière, fit une roulade puis se redressa sur les genoux, avant qu’une autre bourrasque aux manières humaines ne le redresse et ne le plaque contre la porte. Une troisième consœur vint alors le percuter, plus violente que toutes les autres et, lors que son propre corps faisait voler la porte en mille morceaux, Elkior fut terrifié de voir l’air se fendre d’un sourire. Un sourire narquois. Un sourire enjoué.
Le flic cligne des yeux. Nulle trace de vent, de bris de bois, ou même d’apparition fantasque et éthérée. Juste cette vieille maison. Et la porte, là, intacte, dressée comme un défi à quelques centimètres à peine du nez du parvenu. Il cligne une nouvelle fois, sa main est sur la poignée de la porte. Sursaut. Retrait. Suée. Hésitation. Notre homme secoue la tête, et se saisit de la poignée.
Ça avait commencé par un grincement. Le bois pourri de la porte frottant plus que glissant sur ses gonds. Puis la porte était tombée, arrachant un sursaut à Elkior. Un soupir. Derrière ! Rien. Une fine pellicule de sueur couvrait désormais le front du visiteur. Car visiteur il l’était, ça oui, sinon même invité, si tant est qu’il le sache. Mais il n’en savait rien, et le doute s’instilla doucement en lui.
Le température avait chuté drastiquement.Tremblements, claquements de dents, Elkior semblait désormais expirer plus de fumée que n’en aurait produit une cigarette. On était pourtant en été, en Floride. Pourquoi diable ferait-il froid ? On était en été, bordel !
Un mouvement à gauche! Un chat. Le flic crût alors entendre un soupir dans son dos. Tandis qu’il se retourne, une voix susurre à son oreille. Distante, glaciale, incompréhensible. Nouveau sursaut. Deux pas en arrière. Un mur. Que ? Un mur ? Et la porte alors ?
Il fait sombre. Elkior cherche à tâtons sa lampe torche et en fait jaillir la lumière salvatrice. Qui s’éteint aussitôt. « Putain ! ». Il veut lancer l’objet de sa colère, mais sa main est vide. Vide ? Il se retourne. Le chat est toujours là, mais ses yeux sont désormais vitreux, il ne semble pas vraiment le regarder, et pour cause, il exsude la mort par tous les pores, ses membres inférieurs baignant dans la marre de ses entrailles prenant l’air.
Un ricanement strident dans la pièce d’à côté. Elkior s’affaisse contre le buffet, mais glisse sur quelque chose, sa tête heurte le bois rongé qui se brise dans sa chute. Moment d’égarement, sa vision s’adapte. Une femme le toise à quelques mètres. Immobile, la tête inclinée sur le côté, elle semble l’évaluer, elle, si pâle qu’elle en parait éthérée.
Panique.
« C’est un cauchemar mec, pince toi, Elkior réveille toi mon gars putain! »
Il rouvre les yeux. Plus rien. Une main l’agrippe soudain par le col de sa chemise. La force colossale de la femme le soulève et le projette contre le mur avant de disparaître à l’angle le plus proche. Elkior supplie. Sa dignité perdue s’écoule le long de ses jambes. Ses jambes flanchent et il s’écroule à nouveau, le coude encaisse et se brise. Un cri. Déchirant. De peur plus que de douleur.
Puis le silence. Plus rien. Non. Non non non, pas « rien ». Un fourmillement se fait sentir. Elkior ressent comme une démangeaison le long de ses jambes. Il baisse les yeux sur le spectacle macabre qui s’y déroule. Asticots, vers, termites, sangsues, Ils émergent du plancher et se dandinent à ses pieds, et sur ses jambes il progressent, inexorablement. Nouveau cri, Elkior tente de se hisser en haut des marches qui s’offrent à lui. Nouveau cri : mauvais bras. La peur lui offre des ailes que seul son bras gauche décide d’utiliser, pour gravir une à une ces marches qui semblent n’en jamais finir.
12. 13. 14. 2e étage. Hein ? 2e étage ? Mais il n’y avait pas d’escalier en arrivant. Elkior regarde derrière lui, mais il n’y a pas d’escalier. Ni d’insectes ignobles rampant le long de ses cannes. Seule la douleur cuisante de son bras semble le rappeler à cet horrible cauchemar.
La pâle lueur de la lune filtre par une unique fenêtre au centre de l’immense pièce occupant l’étage. Une lueur diffuse qui laisse place aux ténèbres au fond de cette dernière. La lueur faiblit. Non, s’amincit. Le faisceau diminue, encore, encore et encore, l’ombre approche, et se rapproche. Lentement, sadiquement, comme un chat jouant d’une souris. Un râle sourd se fait entendre, suivit d’un rire étouffé. Il y avait là quelqu’un… quelque chose… La peur était là. Tapie. Elle occultait tout. Douleur, joie, questions, et la peur elle même, telle qu’on la définit, ne laissant place qu’au vide. L’essence même de la terreur.
Un mètre. Quatre pas. Trois. Deux. Elkior se jette par la fenêtre – une fenêtre ?. Geste irréfléchi, mû par la peur. La peur ? Non. La terreur. C’est de terreur que nous parlons. Elle était toujours là, sur ses talons, tandis qu’il dégringolait sur le toit d’une véranda. Il heurte le sol et se retrouve derrière la maison. Herbes hautes, pénombre. Il rampe avec l’énergie du désespoir. Derrière lui, une curieuse brume dévale la façade arrière, bondissant par volute pour chuter à nouveau, comme des bras sans vie tentant d’agripper le vide, pour s’évanouir aussitôt. L’immense volute progresse, tanguant à gauche, à droite, rampant, volant, coulant le long des tuiles pour finir par s’effondrer au sol, et reprendre aussitôt sa course vers son but : ce petit tas de chair narquois se traînant juste devant.
Lampadaire au loin. Écriteau calciné. Vieille voiture. La voiture ! La voiture ! Elkior rampe. A genoux. Debout. Il commence à courir, trébuche, se relève. L’antre brisée par laquelle il était sorti ne reflétait désormais plus aucune lumière. L’ombre gagna le bois clair, puis grandit, s’agrandit encore. La maison entière devint noire. La lune faiblit, mince luciole dans une mer de ténèbres, assistant à l’énième chute du poursuivi. Les yeux écarquillés, Elkior ne pouvait plus penser. L’esprit tétanisé, le corps se traînant à grand peine vers le véhicule, le teint plus pâle que l’astre disparu.
L’ombre gagna les herbes hautes, qui perdirent toute once de couleur, puis qui se mirent à s’agiter, de gauche à droite, puis de droite à gauche, toujours plus vite, toujours plus loin, toujours plus près du véhicule.
Elkior heurta quelque chose. Du métal. La porte. Elle était là. Il pouvait essayer d’y introduire la clef. Mais il ne pensait plus. Il ne voyait plus rien. L’obscurité était partout, il était appuyé contre une voiture qu’il ne voyait pas, la pupille dilatée à s’en rompre, les traits tendus à l’extrême. Il attendait.
Silence absolu.
Toujours le silence.
Encore le silence.
Puis une caresse, glacée, le long de sa nuque. Et une seconde, tout contre sa joue, comme si la froide main de la mort elle même lui effleurait la peau. Et enfin, un murmure, si froid que le corps d’Elkior cessa tout à fait de fonctionner.
C’était la fin, et il ne s’en rendait même pas compte. Alors qu’il oscillait entre la vie et la mort, une faible lueur apparût au loin, très loin dans l’horizon. Une flamme. Comme celle d’une bougie. Seul ton de chaleur sur un tableau aux teintes si délavées, elle oscillait tout autant qu’Elkior, au rythme des battements de son cœur. Tantôt de la taille d’un pouce, elle disparaissait parfois brièvement, pour renaître aussitôt, comme hésitante, ne sachant que lire dans les yeux vides qui la dévisageait.
Les caresses étaient multiples à présent, lascives, incessantes, insistantes, et glacées, froides, ô combien froides. Le murmure s’intensifia, lancinant, et une voix qui semblait hésiter retentit alors dans tout son être.
«  Que sais-tu… de la peur ? « 
La flamme s’éteignit.

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