Remords d'un immortel

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Il ne savait pas qui il était, ou du moins il l’avait oublié.
Son nom ? un fantôme. Son passé ? Un oubli.
Il avait oublié qui il était comme vous auriez oublié votre portable, perdu son nom comme vous auriez perdu l’envie. Son existence est une triste histoire dont je vous conterai l’intrigue, mais l’heure n’est pas à la tristesse, car lui ne peut la ressentir. C’est un pantin sans fil, rarement chez lui car fugitif, il lui préfère de loin Ailleurs ou Là-bas, l’horizon d’une découverte ou le baiser d’une surprise, toujours changeants jamais banals, c’est le sans abris du monde invisible, le vigile s’ignorant d’un fragile équilibre.
A défaut d’avoir quelqu’un pour lui offrir beauté il est devenu voleur, volant des lambeaux de divin dans ses nombreux voyages. Un paysage, un bref visage, un acte de bravoure ou un amour désespéré, il les entasse, leurs accordant la grâce d’une pensée, et même parfois l’exquis d’un sourire.
Dément ? Il le dément, il n’y a personne, pas de voix, pas de fouet, pour lui dire quoi faire. Il n’y a rien, pas de but, pas d’amour, pour lui en défaire. C’est un concept ambulant, que j’ai moi même tant de mal à saisir, encore. Il le sait, il le sent, c’est une volonté qui le cajole et le berce, d’un bout à l’autre de la terre, pour voler ces âmes que son frère a créé, mêlant beauté de mort à la beauté de la vie, il les met dans son sac d’un geste attentionné, leur offrant la caresse d’une mort qu’ils n’attendaient pas tous.
Sur les chemins il sème le heurt, ornant les vies de tristes élus des pleurs de quelque proches, il sape la vie des gens comme l’arbre l’eau de la terre. Le monde est un champ qu’il arpente sans relâche, labourant les vieux épis, il laisse de profonds sillons dans leurs chairs, ne gratifiant les épis rayonnants que de quelques rides de bonne vigueur !
Peut-être voudriez-vous connaître le nom qui l’habite ? Ce mot que lui même ignore est « Efisto », et c’est sous ce nom que je le nommerai maintenant.

Aliesto, l’autre maillon de cette chaine en deux morceaux, est l’autre face de la pièce qui régit ce monde. Danseur invétéré d’un ballet de macabre et de féerie, il offre à son frère la compagnie de ses pas.
Le créateur, c’est ainsi qu’ils l’appellent. Il ignore le bonheur comme son frère la tristesse, car baignant en son sein il a su l’ignorer.
Son frère est un voleur, lui un créateur. « Hallucination », c’est le mot qui vous frapperait si vous le voyiez en action, les mains suspendues au vide, l’agrippant, le modelant, l’enlaçant telle une amante, ponctuant son agitation de quelques regards perdus.
C’est un virtuose, fin compositeur d’une mélodie qu’il est seul à entendre. Le talent qu’il exerce est un art ignoré, tombé dans l’oubli car trop peu le perçoivent. C’est un rite raffiné qui ne perdure qu’à travers lui, créateur et gardien à la fois, il est sa raison de vivre, et il ne vit que pour lui.
Parfois, il balaye l’air d’un geste ample, il détruit son œuvre et recommence, tel un dessinateur froissant son croquis, frustré d’incompétence, détruisant une œuvre dont Beauté serait jalouse car elle ne rimait pas de perfection

D’un œil humain, vous trouveriez ça monotone, mais ils ne connaissent pas l’ennui, seule une mélancolie passagère et diffuse qu’ils ne peuvent plus comprendre. Ils ont des émotions, mais ne les comprennent pas, ils sont prisonniers d’une routine qu’ils ignorent, vieux engrenages d’un rouage ancestral. L’un donne la vie, l’autre la reprend, l’un somme la mort, l’autre redonne vie. C’est un magnifique spectacle que dégage cette routine, digne ballet de ces deux grands danseurs.
C’était une routine surprenante, et tout allait pour le mieux. Puis tout partit de travers car les émotions frappèrent leurs esprits, eux qui en ignoraient tout. Là ou n’était présente qu’une inoffensive mélancolie s’installa une fierté dans un coin et l’ennui dans un autre, un manque oppressant s’insinua en eux, dans les plaines de leurs cœurs, flétrissant les landes de leur constance, il marcha sur la capitale de leur devoir et la conquit, s’en emparant comme une rose dans un jardin, une rose qu’il laissa faner, usée par le temps, desséchée.

Dans l’antre d’Aliesto, des âmes furent bâclées, devenant plus jolies que magnifiques, puis passables, voire ratées, certaines perfections furent reprises, volées à la riche vie qui leurs tendait les bras, éphémère richesse d’une existence humaine. Condamnée à nourrir la fierté de leur créateur, abreuvant honteusement l’envie défaillante d’un créateur de débauche, que l’envie rongeait comme les vers leur cadavre.
Efisto quant à lui se lassa de faire flétrir les os et d’abîmer les chairs, et s’enlisa dans les remords. Il négligea certains corps, ou certaines âmes. On retrouva des âmes de toute beauté, errantes, hurlantes, privées de leur corps, oubliées au milieu d’une pensée ou noyée dans un chagrin. Et des corps flétris sur terre, vestiges de vies remplies, privés de leur pensée, ayant ce regard vide reflétant tout le manque de la vie les habitant. Il tomba également amoureux, souvent. Probablement autant de fois qu’il y avait de Beauté à arracher à ce monde, il en négligea certaines, certaines qu’il les enlacerait dans l’année, elles se retrouvèrent entre ses mains seulement des années plus tard. Son inconstance n’avait d’égale que celle de son frère.

Ils se lassèrent toujours plus, et prirent un jour les outils de l’autre, l’un partant moissonner le monde de ce qu’il avait tant créé, l’autre créant ce qu’il avait tant détruit.

Aliesto devint fou, éperdu d’une mortelle, il était déchiré, heurtant les murs de souffrance qui bornait son monde d’immortel, il s’accrocha encore à sa corvée, ne comprenant que peu ce qui lui arrivait. Les larmes qu’il laissa en chemin, incomprises elles aussi, partirent gorger les nuages que ses pleurs faisaient gronder.
Tout ne fit qu’empirer, encore et encore. Tous deux pâles reflets de leur grandeur d’antan, ils ne pouvaient encore moins assurer le labeur de leur frère, ni même s’y consacrer comme ils le devraient, les émotions ravageant la clarté de leurs esprits, puis un jour, ils disparurent, évanouis comme poussière au vent. Et jamais personne ne les revit.
N’ayant plus personne pour assurer ces rôles, il devint celui de tout le monde, celui des humains et de Nature, et le monde de l’invisible s’estompa, ne trouvant la force d’exister que dans les rares chose que Science n’explique.

Ce n’est que des années plus tard qu’une femme conta à son fils une rencontre inhabituelle, d’un homme désemparé, les yeux rougis par le chagrin, l’homme divaguait d’après elle. Cet homme se nommait Aliesto, et il pleurait constamment, les larmes de son seul regret, celui d’avoir attendu trop longtemps pour pouvoir pleurer dans l’étreinte des bras de celle qui faisait fleurir cette tombe.

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