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Dans le petit village d’Haest vivait autrefois une jeune fille. Muette de naissance, elle était plutôt grande pour une fille.
Elle était brune, avec de très longs cheveux qui lui tombaient jusqu’aux hanches. La nature avait hélas choisi de ne lui offrir ni bras ni voix, mais l’avait béni de deux grands yeux, magnifiques, d’un bleu profond comme l’océan, mêlé à un bleu plus froid que la neige qui berçait souvent le village.
N’ayant pas la parole, ses seuls moyens de communication étaient son regard et les expressions que les traits fins de son visage pouvaient modeler.
Au fil du temps, elle avait appris à faire parler son visage aussi bien que ses mains l’auraient pu si elle en avait eu. Elle savait exprimer des sentiments très subtils tels que l’affection, l’espièglerie, ou encore l’amour. Son regard savait passer de la joie la plus chaleureuse à, comme c’était souvent le cas, la colère la plus glacée. De ses mimiques pouvaient s’exprimer tant d’émotions et d’intentions différentes qu’un simple coup d’œil à son si beau visage suffisait à entendre les mots qu’elle aurait tant voulu prononcer.
Azaelle, comme ses parents adoptifs l’avaient nommée, restait souvent chez elle, recluse, car si son handicap seul aurait pu être accepté avec le temps, les circonstances de son arrivée en revanche l’auraient beaucoup moins pu.
Un soir ou la lune était plus bleutée que blanchâtre, une meute de loups au complet s’était massée devant les portes du village, hurlant en chœur sans discontinuer, réveillant le village complet.
Peu de temps après le début des hurlements, les premiers regards curieux et apeurés apparurent au sommet des palissades de bois protégeant le village. Jugeant certainement l’effet suffisant, les loups se turent et une énorme louve noire se fraya un chemin depuis l’arrière de la meute, les canidés s’écartant sur son passage. Elle tenait dans sa gueule un étrange paquetage tout de linges sales, et tous s’écartèrent pour lui céder le passage.
La louve gratta la fine couche de neige du sol devant la porte, son poil d’ébène luisant à la lueur des torches, et dégagea une petite parcelle de terre nue ou elle déposa délicatement son fardeau avant de repartir sans un regard en arrière, entrainant le reste de la meute dans son sillage.
Les premiers cris percèrent l’obscurité, provenant des linges sur le sol. Azaelle était arrivée.
L’enfance de la jeune fille ne fut pas facile. Plus que de l’affection, c’était des cailloux qu’elle recevait quand elle sortait, et plus que de la joie, c’était la peur qui la régissait, même son si joli nom fut remplacé par un seul mot, répété sans cesse, craché majoritairement: « sorcière ».
Les rumeurs allèrent bon train quand elle arriva: une jeune fille, privée de ses bras par le dieu miséricordieux, enfantée par les loups eux-même, jusqu’à ce que même ces derniers jugent sa présence au sein de la meute malsaine. Et ces yeux dont on disait qu’ils étaient si beaux qu’il n’était pas possible qu’un maléfice ne se cache derrière ces prunelles.

Jour après jour, nuit après nuit, année après année, Azaelle endura les quolibets et les brimades des gamins du village. Bien qu’ils s’assagirent avec l’âge, elle ne pouvait croiser leurs regards sans y voir l’étincelle de peur ou de pitié inhérente à l’image de sorcière ancrée dans leurs esprits d’enfants il y a des années de cela par leurs parents trop pieux. L’enfant des loups n’avait pas reçu l’éducation par le pasteur du village comme le reste des enfants, mais par ses parents adoptifs qui lui avaient appris tout ce qui lui serait utile de savoir dans la vie. Ainsi, elle ignorait l’histoire des grandes villes, mais connaissait quelle plante pouvait guérir telle ou telle maladie. Elle ignorait le nom du continent voisin, mais savait se placer sous le vent, et chasser le cerf ou le sanglier, bien qu’elle ne puisse porter le coup fatal.
La jeune femme se sentait proche de la nature, comme si elle sentait la vie habitant chaque animal, chaque arbre, chaque brin d’herbe se couchant au grès du vent. La nature lui parlait, elle la sentait vibrer en elle, sa douce musique réchauffant son corps, consolant son âme. Elle passait ses journées entières à errer dans la forêt, dans les prairies, à regarder les animaux, à dormir au creux noueux du tronc d’un saule ou à contempler le coucher de l’astre. Elle n’avait pas besoin de parler, pas besoin de mimer, la nature la comprenait. Elle l’acceptait.
Un jour, alors qu’elle sortait, tard le soir pour regarder le crépuscule, elle reçut une pierre de la taille d’un poing sur la tête, trébucha, heurta dans sa chute le bord du puits avant de perdre connaissance.

Quand elle se réveilla, son corps était meurtri et elle était complètement désorientée. Un enfant, la douzaine, la dominait à la tête de sa bande. Elle n’entendit pas tous ses mots, mais elle entendit clairement les quelques mots nettement articulés : « Le démon n’a pas sa place dans notre village. Tu es née sans bras car tu n’étais pas digne d’en avoir. Mon père dit que tes yeux ensorcèlent quiconque les contemple, voilà donc de quoi mettre un terme à cette malédiction ».
Il sortit de sa poche un couteau acéré, avec la nette intention de lui crever les yeux, mais Azaelle le fixait, et les longues mises en gardes fantaisistes de son père revinrent heurter son esprit de môme de plein fouet, et il déguerpit, ses amis sur les talons.
Elle était perdue, une épaisse couche de neige la recouvrait, elle qui n’était vêtue que d’une robe et d’une fine fourrure. Elle pleurait, ses sanglots étouffés par le bruit du blizzard, quand soudain une voix lui parvint. Un chuchotement fuyant, elle tendit l’oreille et ce qui semblait être le vent lui parla à nouveau :
- « Pourquoi pleures-tu, Azaelle ? De si beaux yeux ne devraient pas être cachés par tant de larmes »
A moitié consciente, blessée, glacée jusqu’aux os, elle pensa : « Car je n’ai pas ma place, je ne suis rien. Je suis un monstre sans voix ni bras »
Et le vent porta ses mots.
Elle n’avait pas pensé, elle avait parlé. Sa bouche avait murmuré doucement au vent, hésitante. Mais elle avait parlé, elle l’avait entendu. Quel était donc ce maléfice ? Tout ceci ne serait donc qu’un rêve ? Le froid, le fruit de son imagination ou de son coup à la tête ?
Elle ne tremblait plus, et se releva lentement, tentant difficilement de percer l’opaque voile de flocons s’abattant sans discontinuer autour d’elle.
Mais tout était silencieux hormis le sifflement du vent, et elle retomba à genoux en se murmurant de ses lèvres récemment déliées:
- « Je suis seule »
C’est alors que la voix sifflante lui glissa à l’oreille :
- « Tu ne l’es pas, je suis là moi. Je suis celle qui t’as toujours parlé, et je ne quitterais jamais. Viens avec moi « 
La jeune femme sursauta. Etait-ce toujours un rêve? Elle répondit :
« - Mais qui es-tu, ou es-tu ? Comment te trouverais-je ? »
- « Je suis ici, ailleurs, partout mon enfant, je suis la terre qui vous fait vivre, je suis le vent qui siffle à tes oreilles, je suis la viande qui remplit vos auges. Je suis la vie, la terre, l’air, le feu et l’eau. Et toi, tu es l’enfant bannie des hommes qui a subi leur stupidité jusqu’à la mort. Mais je ne te laisserai pas sombrer dans l’oubli. Car tu es ma fille, comme ils le sont tous, fils indignes qui ont oublié.
C’était donc ça, elle était morte ? Etait-ce ceci que les hommes du village appelaient le paradis ? Avait-t’elle donc été jugée digne d’y aller malgré tout ? Mais si c’était le cas, c’était bien loin de l’image idyllique qu’ils en avaient.
Elle n’eut pas le temps d’y penser davantage car à travers le blizzard, de nombreux yeux jaunes et verts firent leur apparition autour d’elle. Et après quelques instants, une grosse louve noire perça le voile de neige à reculons, trainant par la queue deux carcasses de vieux mâles, probablement récemment morts de froid ou de faim.
Azaelle regarda les carcasses, dont la peau subissait une étrange décomposition accélérée. En quelques instants, seuls les muscles, os et tendons étaient encore visibles, et ils se disloquèrent à leur tour, se désagrégeant et se mêlant à la danse du blizzard, tourbillonnant autour d’elle. Sa robe se déchira au niveau des épaules, et ses moignons s’ouvrirent, abreuvant le blizzard de son propre sang. Puis, du blizzard émergèrent des morceaux de chair, de tendons et d’os, remodelés pour convenir à sa structure humaine. Progressivement, ils se fixèrent, s’allongèrent, se durcirent, et se nouèrent les uns au autres. Azaelle ne cessa de hurler de douleur durant tout le processus, jusqu’à ce que la chair à vif nouvellement créée ne soit recouverte de sa propre peau, cette dernière s’allongeant depuis ses épaules pour aller jusqu’au bout de ses nouveaux doigts et revenir. Elle s’effondra, inconsciente, avant d’être hissée sur le dos de la grosse louve par un gros mâle.

La jeune femme se réveilla des semaines plus tard, nue, dans la tanière même de la meute, réchauffée par 5 loups. Elle comprit à sa chaleur corporelle que, quel qu’eût été la durée de son sommeil, ils s’étaient relayés durant tout ce temps pour lui tenir chaud.
A peine eut-elle totalement émergé de son long sommeil qu’une énorme ombre vint obscurcir la paroi opposée de la caverne, dévoilant un instant plus tard la silhouette de l’énorme et étrange louve de son rêve.
« Son rêve ? Non ». Elle baissa les yeux, et tendit les mains devant elle, les yeux écarquillés de surprise. A la lumière du jour filtrant par l’entrée de la caverne, Azaelle pouvait maintenant voir des bras, ses bras, tendus, fins et élancés, aux proportions parfaites. Les pensées et les questions fusèrent dans son esprit.
La louve y coupa court.
- « Ca n’est pas tout les jours qu’un humain bénéficie des faveurs de Mère « , grommela-t’elle d’une voix grave
Alors là, c’était le comble, la louve lui parlait. Elle recula, toujours sur les fesses, se retenant à l’aide de ses nouveaux membres.
- « N’aie pas peur”, reprit la louve, “il n’y a que toi qui peut m’entendre, tu es différente. Les mots que tu entends ne sont pour les autres que grognements et sons imperceptibles « 
la jeune femme reprit contenance, pensant encore être en train de rêver, elle se pinça discrètement la cuisse et, ne constatant aucun changement, demanda à haute voix, hésitante :
- « Tu as un nom ? »
La louve ne la quittait pas des yeux.
- « Alima, c’est mon nom. Et non, tu ne rêves pas. Tu es libre de faire et d’aller ou bon te semble. Va, ta place n’est pas ici, enchainée aux rites et codes de la meute. Ton destin à toujours été ailleurs, c’est pour cela qu’il y a 17 ans j’ai choisi de te laisser devant ce village isolé, je voulais que tu évolues parmi les tiens, mais saches que nous seront toujours ta famille, en quelque sorte. »
- « Comment suis-je née ? ». La question avait fusé, née d’une petite vie d’interrogation, de frustration et de méchanceté gratuite.
Un silence prolongé, puis la louve articula doucement une série de grognements.
La jeune femme acquiesça, elle échangea un étrange regard avec la louve, qui hocha la tête et repartit par où elle était venue.
Azaelle ferma les yeux et se laissa bercer par les sons de la nature. Son visage était paisible, elle-même libérée des chaînes de l’humanité, en harmonie avec sa nature.
Elle était libre, tout simplement.

- « Ainsi s’achève l’histoire singulière d’Azaelle. Bien d’autres versions de cette histoire pourraient vous être contées, et comme tous les autres conteurs je vous dirai que cette version de l’histoire est la seule et unique. Les légendes racontent qu’Azaelle parcourut le monde entier, toujours cachée dans la nature, s’arrêtant dans de rares villages, troquant des histoires contre quelques denrées que ses caprices la poussait à obtenir. Elle courrait toujours, dans la perpétuelle peur de n’avoir assez de temps pour voir et faire assez de choses. Elle se lassait très vite et ne restait jamais bien longtemps au même endroit. », conclut le conteur.
Un silence, ponctué de quelques ronflements, puis il ajouta :
- « En tant que conteur de qualité ayant des sources de qualité, je me dois de vous dire qu’elle n’a pas encore parcouru le monde entier, mais c’est vrai qu’elle a parcouru nombre de contrées, et si un jour vous êtes sages, peut-être que la femme-loup viendra en personne vous conter son histoire. »

Dans la hutte, les enfants étaient maintenant tous au moins à moitié assoupis et le conteur tira sur sa longue pipe une bouffée d’herbe qu’il recracha lentement, les volutes de fumée dissimulant l’infime partie de son visage qui n’était pas tapie dans les ombres de sa capuche rabattue, d’où sortaient deux longues nattes noires.
Le conteur s’accroupit et murmura aux enfants endormis :
- « Dormez bien, les enfants. Puisse ce sommeil vous apporter la force d’être et de penser de vous même. »
Sur ces derniers mots, le conteur se leva et sortit du tipi. Un homme trapu et barbu vint à sa rencontre.
- « Il dorment ? »
- « A poings fermés »
- « Bien, bien. Votre sac vous attend près du feu, puisse dieu garder votre âme »
- « J’ai bien peur qu’il n’ait une adversaire de taille si il veut s’en emparer »
- « Je vous demande pardon ? »
Mais l’étranger s’éloignait déjà vers le feu au centre de la clairière ou il se pencha pour attraper le sac rempli de denrées variées.
Alors qu’il se redressait de toute sa hauteur, la lueur du feu alluma deux curieuses lanternes dans les abîmes de son capuchon.
Deux lanternes bleu nuit, mêlées d’un bleu d’hiver.

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L’air était lourd, un silence de mort planait sur le petit groupe et la tension se lisait sur tous les visages.
Voilà bien dix minutes que cet homme s’était assis face à leur groupe, en tailleur comme eux. Il s’était installé sur une large toile tendue à 30cm au dessus du sol, afin que tous puissent le voir, et son regard gris les fixait depuis ce moment, la mine grave. Il se contentait de les dévisager un à un, chacun d’entre eux, 40 âmes l’interpellant du regard. Dans d’autres circonstances, quelqu’un se serrait impatienté, mais il se dégageait de l’individu une telle force, une telle autorité naturelle, que personne n’osait briser son mutisme. Personne n’en avait d’ailleurs l’envie, et aucun ne se demandait pourquoi, c’était comme si cet homme avait le droit d’être là, de les regrouper pour leur imposer un silence dont nul ne voulait, comme si il avait le droit de voler leur sommeil à cette heure tardive pour rien de plus qu’un caprice d’enfant. Mais ça n’était en rien un caprice, et tous le savait, sans le savoir.

Fael frissonna malgré les nombreux feux de camps allumé pour l’occasion, l’homme venait de poser son regard sur lui et il fut prit aussitôt d’un vertige, infime vertige, puis frisson et une étrange sensation. Une sensation de riche se dit-il, de riche découvrant la porte de sa demeure défoncée, alors même qu’il y dormait, et constatant, consterné, que pas la moindre de ses possessions n’avait été dérobée, et que pas le moindre autre signe d’intrusion n’était d’ailleurs visible. C’était cela que Fael venait de ressortir, sauf que lui n’avait qu’une tente, c’était la porte de son esprit que l’homme venait d’enfoncer.
Puis cet étrange regard l’avait quitté, pour jeter son dévolu sur une fille à sa gauche.

- « Athiel. Je m’appelle Athiel. », commença l’inconnu d’une voix enrouée, « Dans votre langue, celle de nos anciens à tous, ceci veut dire « celui qui ne sera jamais », « celui qui n’est pas », ou plus simplement « le banni »… »
A peine eut-il prononcé ces mots que des hommes se levèrent en hâte, furieux, le visage déformé dans un mélange de haine et de peur.
- « Assis! »
La voix avait tranché l’air, nette, cinglante. Impérative.
Tous se turent instantanément, et le peu d’entre eux qui ne se rassirent pas d’office le firent en croisant son regard.
Fael n’en revenait pas, était-ce un sorcier pour dès les premiers mots asseoir une telle autorité sur de telles tête brûlées ? Qu’est-ce qui l’empêchait de quitter les rangs ? Rien. Absolument rien. Et pourtant comme tous les autre, il restait là. Il resserra la couverture sur ses épaules.

- « Mon vrai nom est Helmor », reprit-il, « Mais j’ai choisis de garder mon nom d’exil, comme un défi aux yeux de tous, comme un sourire face à la mort. Je ne suis pas le banni de cette terre, ni le banni de vos dieux, je suis le banni des Hommes. Des pathétiques et mortels Hommes. « 
Une pause, un silence parfait, puis la voix reprit, envoûtante.
- « J’ai été rejeté pour une faute mineure. Celle d’avoir dévoilé à la face d’un homme important ses fautes majeures. Mais ce n’est pas pour ceci que je suis parmi vous ce soir. Non. Vous refuserez le fait, bien qu’il soit avéré, que chacun d’entre vous pourrait porter ce nom. Non parce-qu’il aurait commis les mêmes fautes, mais bel est bien car sa vie entière est une faute envers le temps, envers la vie elle même. »
Une nouvelle pause, les regard de dégoût ou de haine s’étaient peu à peu mués en regards intrigués, emplis de questions et d’intérêt. Tous semblaient possédés, piégés entre la litanie soyeuse de cet homme de nul part et la brûlante expérience de son regard.
Il reprit son monologue, de la même voix calme et posée.
- « Nous allons ce soir, mesdames et messieurs, ensemble, rendre un fugace hommage à ce qui nous anime : la vie. Combien d’entre vous, ici, ailleurs, ont un jour regardé derrière eux pour gratifier d’un clin d’œil reconnaissant cette bonne pomme, la vie ? Combien d’entre vous, conscients malgré eux qu’ils ont peur de la mort, ont tout de même oublié qu’ils n’en auraient pas si peur si ils n’aimaient pas tant leur vie. Bien plus que votre sang, mes chers, c’est la vie qui vous anime, c’est elle qui vous fait ressentir avec tant d’intensité les émotions quotidiennes. Qui sommes-nous, pour refuser de savourer l’once de bonheur qui se cache en chaque malheur, pour ne pas ricaner du simple fait de la sentir, cette peine, ces petits et grands heurts qui nous font sentir si vivants ?
Je voudrais partager avec vous cette soirée, et que chacun de vous lance à la nuit son plus vrai sourire, je ne vous demande pas de faire le plus grand sourire possible, mais celui que vous pouvez le plus ressentir, au fond de vous, et que chacun d’entre vous, sous cette magnifique voûte céleste, puisse emporter dans son sommeil un fragment de cette communion entre votre esprit et la vie. »

Sa voix résonna encore quelques secondes dans les rangs des villageois, se répercutant et s’ancrant au plus profond de chacun, pour un jour dicter, peut-être, un futile choix de la vie qui aura, sans en avoir l’air, été porté par la vie elle même.
Dans les rangs, certains hochaient la tête, d’autres murmuraient leur approbation, d’autres encore fronçaient les sourcils, méfiants. Mais muets comme expressifs étaient tous liés d’un même trait, ce regard brillant d’une fièvre d’adulation, d’une fièvre que personne, pas même eux, ne pourrait jamais comprendre.
La voix, profonde, douce, fit de nouveau vibrer la nuit.
- « Alors souriez! Souriez mes amis. Riez si vous le voulez, en compagnie des morts comme des vivants, souriez, a ces secondes perdues dans l’intensité d’un regard, à ces regards perdus dans la quête d’un espoir, rendons hommage aux espoirs de fou qu’entraînent nos larmes, dans les sillons profonds de nos rides.
Rendons je vous prie le mérite qui revient aux fantômes des futurs qui n’ont jamais été, sacrifiés sur l’autel de nos trop nombreux choix.
Aux secondes ravies au silence, au temps dérobé sous la tutelle de notre laxisme, cette soirée leur est consacrée, car la vie est une coupe de nectar, une coupe en or qu’il faut vider d’un trait pour la remplir à nouveau, et à nouveau, et encore, et ivre de ses effets de quelque manière que ce soit, se servir de son si riche souvenir pour s’endormir d’un profond sommeil, éternel, vide. Le sommeil du néant. »

Il fit une courte pause, une lueur dansa un instant dans ses yeux, son regard se perdit, une seconde, un bref instant, un souvenir d’une autre vie. Il reprit en souriant :
- « Tous ici sont animés par le même sentiment. Sauf un. Toi. « 
Il montra un jeune homme dans la foule, et tous les regards se tournèrent vers la cible de ce doigt accusateur.
Fael balisa, car l’homme que cet index tendu désignait, c’était lui.
Avisant son regard paniqué, l’homme calma l’atmosphère immédiatement.
- « Mais ! N’en aie pas peur mon garçon, car ton sentiment, si il est différent, n’est pas pour autant néfaste, et tu n’as pas à te cacher d’avoir des ressentis différents des autres, et ce même si comme c’est le cas ici, tu es seul parmi tous. Il faut toujours croire en ses convictions. On peut les remettre en question, les changer, mais seulement si c’est ce que l’on veut. Ne laisse jamais quelqu’un dicter tes choix. »

Fael sourit alors que l’écho de ces mots l’accompagnaient au sortir de sa rêverie. Voilà bien dix minutes qu’il avait quitté cette réalité pour rejoindre celle de son passé. Les cheveux ras, une étoffe autour du cou, il se tenait assis sur la tranche acérée d’une haute falaise, dominant un immense désert de pierres sèches, couleur de sable et de cuivre. Et, au loin, baignant sa silhouette d’un halo blanchâtre, la lune, ronde, pleine, dominant l’immense désert.
Il repensa à cet homme étrange dont il aurait tant voulu savoir plus. Cette nuit là, il ne se rappelait pas être allé se coucher. Il se souvient qu’Helmor avait continué à parler après les avoir fait danser sur un magnifique air de flûte, mais il ne se rappelait pas de de ce qu’il avait dit. Il s’était réveillé avant l’aube, la silhouette d’Helmor se découpant dans l’embrasure de sa tente et lui intimant le silence. Il avait invité Fael à le suivre, sans plus d’explications, chuchotant.
Fael se souvenait bien de sa mine grave et de la simplicité de la question.
- « Veux-tu m’accompagner, Fael ? »
Il avait hoché la tête. Il ne s’appelait pas vraiment Fael, mais il s’en fichait, il aimait bien ce nom, il s’en sentait plus proche.
Un hochement de tête, irréfléchi, instinctif. Encore aujourd’hui, il ne sait pas pourquoi il l’avait fait, il avait abandonné ses parents, ses amis et son passé sans même leur dire au-revoir. Il était parti avec l’étranger sans un regard en arrière.
Et aujourd’hui, alors qu’il repensait à cette vie hors de la réalité, il ne regrettait rien. Absolument rien.
Ce soir, en mémoire de cet homme, il releva la tête et sourit à la nuit, un grand sourire, un sourire vrai.

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J’ai croisé une fille. Non, pas la fille, l’icône de vos rêves, mais une fille, simplement. Des certitudes qu’il me reste, elle n’était pas laide, bien que sa beauté ne soit pas transcendante non plus, elle était en revanche riche en charme. En réalité, vous ne l’auriez pas remarquée je pense, car voyez-vous, de visu, c’était je crois, l’archétype parfait de la fille discrète, toujours là mais peu considérée. Un peu comme la fille des classes de votre enfance, celle intégrée mais distante, celle à qui l’on parle naturellement mais qui fuit le souvenir.
Et pourtant ma mémoire se refuse à la perdre, à lâcher cette image. Oh, je ne doute pas qu’elle le fera un jour, car ce n’est rien de plus qu’une photo floue que mon esprit à volé. Non, en effet, je ne sais rien de ce qui se tapissait derrière cette façade, peut-être était-elle gentille à s’en nuire, ou vile à en nuire, peut-être était-elle scientifique ou fille de lettre, peut-être préférait-t’elle l’hiver que l’été, ou l’inverse; j’ignore si elle était heureuse ou malheureuse, si elle vivait de luxe ou seulement dans le rêve d’un peu de celui-ci; si elle aimait les chats, le champagne, ou la luxure… tant de questions dont je me réjouis d’ignorer les réponses.
J’ignore tout et il est fort probable que je l’ignore à jamais, mais je n’en suis pas déçu, oh non, loin de là, je suis même fort de cette ignorance. Non, je ne pleure pas de ne jamais refaire cette lointaine rencontre, que ce soit au même détour d’une ville ou je ne suis que de passage, ou dans un lieu plus familier, je ne le souhaite pas non. Je ne le désire pas car cette image que ma mémoire retient, loin de me remplir de tristesse, de manque ou de désir, m’embrase plutôt d’un doux sentiment de nostalgie, du mystère de l’inconnu.
Nostalgie est un bien grand mot, j’en conviens, pour un regard furtif d’un couple de secondes, mais c’est le mot juste, car de ce regard hâtif est né une image imprécise, inexacte mais forte, irradiant la perfection, la perfection d’une esquisse que l’esprit a peaufiné selon ses propres règles.
J’espère ne jamais la revoir en effet, car à l’image du jeune qui, grandissant, s’aperçoit que les adultes sont bien moins grands qu’il ne le pensait, cette rencontre me volerait ce souvenir erroné, cette affiche fausse, mensongère, qu’en partenariat de l’indécision ma pensée avait érigé, bonifié, mystifié!
Ceci peut vous paraître bien vague et confus, mais je tiens par ces maigres et confuses notes à rendre un pâle hommage à cette jeune inconnue, dont la vision éphémère aura pourtant su marquer ma mémoire du fer rougeoyant de l’intriguant.
J’ajouterais même, non content d’avoir guidé ma plume jusqu’ici, que je ne saurais que me réjouir du jour ou le temps passé aura rongé un peu plus de certitude, pour le pervertir de du flou de l’oubli, et y tisser de nouvelles trames d’invention qui dégagent un doux parfum de mythe.

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Il faisait nuit, il était seul, assis en tailleur au centre d’une clairière, jetant par moment des brindilles sèches dans le feu qui se dressait devant lui. Appréciant le silence, ponctué des craquements du bois sec sous les assauts de la flamme, ou du léger bruissement des feuilles sous le vent.
Seul.
A écouter le doux clapotement de l’eau dans le ruisseau à proximité, le hululement des chouettes et la course effrénée des animaux nocturnes.
Il sortit de son sac deux brochettes sur lesquelles étaient empalés de bons morceaux de bœuf frais qu’il couvrit d’herbes, en offrant ensuite la saveur crue au feu vorace. Il les retira un moment plus tard, la douce odeur des herbes attisant son appétit, et se fit seul un festin des deux.
Puis, il s’allongea sur une couverture, les mains croisées derrière la tête, cette dernière regardant les étoiles. Des étoiles scintillantes, à l’inverse de celles qui l’occupaient, brillant d’un espoir qu’elles ne pouvaient lui transmettre. Et la lune, blafarde, comme ayant perdu son éclat parmi ses sœurs, mais seule, comme son spectateur.
Il s’endormit finalement, et fit un rêve magnifique, dont il se réveilla en sursaut. Il tourna la tête à droite, à gauche, puis la secoua, « Non, personne ».
Seul pour admirer le lever de l’astre solaire, embrasant la fracture de l’horizon, diffusant sa lumière pourpre teintée de jaune parmi les cimes et les troncs, halo que la multitude de feuilles, couvertes de la rosée du matin, réfléchissaient avec fierté.
Il sourit, non sans peine, sorti son couteau, et déjeuna d’une pomme et de pain frais, appréciant la caresse de l’éveil de l’astre. Puis il fit lentement tourner la lame de son couteau, qui, jouant avec le soleil, scintillait à présent d’un rouge intense, il se rallongea enfin et ferma les yeux
Le sang de ses poignets alla lécher les vestiges du feu de sa nuit.

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Kaleck grattait la glace une fois de plus, la tête plaquée contre le sol. Le front plissé, les yeux baissés, des sillons partant des commissures de ses paupières révélant les fantômes de lits taris depuis longtemps.
Il s’adossa contre la paroi et regarda une fois de plus sa prison de glace. En forme circulaire, l’intérieur était formé à la manière d’un Igloo et, au delà de la glace, on pouvait voir toute une fresque d’images éthérées, défilant sans arrêt. De l’extérieur, par soucis d’esthétique, elle paraissait, pour lui seul qui pouvait la voir par projection, comme une sorte de petite tour de glace, plus large que haute, semblant ne faire qu’un avec le paysage ou elle se trouvait.
Kaleck avait crée ce lieu d’exil des années auparavant, lassé, fatigué, mort d’une certaine manière. Véritable havre, lieu de sérénité ou il pourrait se reposer et observer ce qu’il veut, quand il veut, tout en restant à l’écart.
Seulement, le temps passant, son état se détériora et sa volonté déclina, tout juste avait-il désormais la force d’alimenter l’illusion portant ses traits qu’il dirigeait dans le monde des Hommes, et la fresque lui permettant d’observer autour de celle-ci.
Il voulait sortir, briser la glace et le silence, mais il n’en était plus capable, trop faible qu’il était devenu pour briser les barrières qu’il avait lui même dressé. Alors il pleurait, en silence, ne pouvant que regarder les hauts et les bas des personnes sur la fresque, assistant aux actions éventuelles de l’avatar qui le remplaçait.
Sa prison n’était pas située sur un plan humainement discernable, aucune chance que quelqu’un la découvre et n’en enfonce les défenses. Et si lui, grand enchanteur, ne pouvait se libérer, alors, qui le pourrait ?!
Il devait savoir comment, mais ce savoir avait été perdu dans les recoins de son vaste et immortel esprit, recouvert maintenant de la poussière des siècles.
Le sort devait déjà être prêt. Il ne manquait que le dernier élément, son orchestrateur : lui-même.

Il avait pris sa décision voilà un moment déjà. Si il venait à dépérir, il ne pouvait risquer que ses secrets et son essence ne tombent entre de mauvaises mains. Aussi peu probable que cela puisse paraître en ce lieu, l’enchanteur savait que la magie avait parfois des résultats inattendus, et sa mort ne manquerait pas d’en libérer quantité. Il avait pris sa décision, mais en repoussait l’échéance, encore et encore, justifiant le délai de raisons plus farfelues les unes que les autres, de son esprit rouillé.
Jusqu’à ce jour.
Il rampa jusqu’au centre de la pièce et se redressa sur ses genoux avec peine et grognements. Il murmura une série de sons gutturaux et retomba sur le sol brutalement, comme un pantin désarticulé. Une fissure apparut alors dans la glace, puis une autre, et encore une autre. Un vent violent souffla à l’intérieur de de l’Igloo et tout ce qui se trouvait autour de Kaleck fut réduit en cendre en l’espace d’une seule seconde, la glace magique fondit instantanément et toute matière, son corps compris, fut entraînée dans un tourbillon de nuances de gris, ponctué d’images aléatoires, de sujets tous différents, certains appartenant au présent, d’autres au passé et même certains au futur.
Au milieu de ce déchaînement, le visage absent de l’enchanteur était serein, paisible.

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