Dans le petit village d’Haest vivait autrefois une jeune fille. Muette de naissance, elle était plutôt grande pour une fille.
Elle était brune, avec de très longs cheveux qui lui tombaient jusqu’aux hanches. La nature avait hélas choisi de ne lui offrir ni bras ni voix, mais l’avait béni de deux grands yeux, magnifiques, d’un bleu profond comme l’océan, mêlé à un bleu plus froid que la neige qui berçait souvent le village.
N’ayant pas la parole, ses seuls moyens de communication étaient son regard et les expressions que les traits fins de son visage pouvaient modeler.
Au fil du temps, elle avait appris à faire parler son visage aussi bien que ses mains l’auraient pu si elle en avait eu. Elle savait exprimer des sentiments très subtils tels que l’affection, l’espièglerie, ou encore l’amour. Son regard savait passer de la joie la plus chaleureuse à, comme c’était souvent le cas, la colère la plus glacée. De ses mimiques pouvaient s’exprimer tant d’émotions et d’intentions différentes qu’un simple coup d’œil à son si beau visage suffisait à entendre les mots qu’elle aurait tant voulu prononcer.
Azaelle, comme ses parents adoptifs l’avaient nommée, restait souvent chez elle, recluse, car si son handicap seul aurait pu être accepté avec le temps, les circonstances de son arrivée en revanche l’auraient beaucoup moins pu.
Un soir ou la lune était plus bleutée que blanchâtre, une meute de loups au complet s’était massée devant les portes du village, hurlant en chœur sans discontinuer, réveillant le village complet.
Peu de temps après le début des hurlements, les premiers regards curieux et apeurés apparurent au sommet des palissades de bois protégeant le village. Jugeant certainement l’effet suffisant, les loups se turent et une énorme louve noire se fraya un chemin depuis l’arrière de la meute, les canidés s’écartant sur son passage. Elle tenait dans sa gueule un étrange paquetage tout de linges sales, et tous s’écartèrent pour lui céder le passage.
La louve gratta la fine couche de neige du sol devant la porte, son poil d’ébène luisant à la lueur des torches, et dégagea une petite parcelle de terre nue ou elle déposa délicatement son fardeau avant de repartir sans un regard en arrière, entrainant le reste de la meute dans son sillage.
Les premiers cris percèrent l’obscurité, provenant des linges sur le sol. Azaelle était arrivée.
L’enfance de la jeune fille ne fut pas facile. Plus que de l’affection, c’était des cailloux qu’elle recevait quand elle sortait, et plus que de la joie, c’était la peur qui la régissait, même son si joli nom fut remplacé par un seul mot, répété sans cesse, craché majoritairement: « sorcière ».
Les rumeurs allèrent bon train quand elle arriva: une jeune fille, privée de ses bras par le dieu miséricordieux, enfantée par les loups eux-même, jusqu’à ce que même ces derniers jugent sa présence au sein de la meute malsaine. Et ces yeux dont on disait qu’ils étaient si beaux qu’il n’était pas possible qu’un maléfice ne se cache derrière ces prunelles.
Jour après jour, nuit après nuit, année après année, Azaelle endura les quolibets et les brimades des gamins du village. Bien qu’ils s’assagirent avec l’âge, elle ne pouvait croiser leurs regards sans y voir l’étincelle de peur ou de pitié inhérente à l’image de sorcière ancrée dans leurs esprits d’enfants il y a des années de cela par leurs parents trop pieux. L’enfant des loups n’avait pas reçu l’éducation par le pasteur du village comme le reste des enfants, mais par ses parents adoptifs qui lui avaient appris tout ce qui lui serait utile de savoir dans la vie. Ainsi, elle ignorait l’histoire des grandes villes, mais connaissait quelle plante pouvait guérir telle ou telle maladie. Elle ignorait le nom du continent voisin, mais savait se placer sous le vent, et chasser le cerf ou le sanglier, bien qu’elle ne puisse porter le coup fatal.
La jeune femme se sentait proche de la nature, comme si elle sentait la vie habitant chaque animal, chaque arbre, chaque brin d’herbe se couchant au grès du vent. La nature lui parlait, elle la sentait vibrer en elle, sa douce musique réchauffant son corps, consolant son âme. Elle passait ses journées entières à errer dans la forêt, dans les prairies, à regarder les animaux, à dormir au creux noueux du tronc d’un saule ou à contempler le coucher de l’astre. Elle n’avait pas besoin de parler, pas besoin de mimer, la nature la comprenait. Elle l’acceptait.
Un jour, alors qu’elle sortait, tard le soir pour regarder le crépuscule, elle reçut une pierre de la taille d’un poing sur la tête, trébucha, heurta dans sa chute le bord du puits avant de perdre connaissance.
Quand elle se réveilla, son corps était meurtri et elle était complètement désorientée. Un enfant, la douzaine, la dominait à la tête de sa bande. Elle n’entendit pas tous ses mots, mais elle entendit clairement les quelques mots nettement articulés : « Le démon n’a pas sa place dans notre village. Tu es née sans bras car tu n’étais pas digne d’en avoir. Mon père dit que tes yeux ensorcèlent quiconque les contemple, voilà donc de quoi mettre un terme à cette malédiction ».
Il sortit de sa poche un couteau acéré, avec la nette intention de lui crever les yeux, mais Azaelle le fixait, et les longues mises en gardes fantaisistes de son père revinrent heurter son esprit de môme de plein fouet, et il déguerpit, ses amis sur les talons.
Elle était perdue, une épaisse couche de neige la recouvrait, elle qui n’était vêtue que d’une robe et d’une fine fourrure. Elle pleurait, ses sanglots étouffés par le bruit du blizzard, quand soudain une voix lui parvint. Un chuchotement fuyant, elle tendit l’oreille et ce qui semblait être le vent lui parla à nouveau :
- « Pourquoi pleures-tu, Azaelle ? De si beaux yeux ne devraient pas être cachés par tant de larmes »
A moitié consciente, blessée, glacée jusqu’aux os, elle pensa : « Car je n’ai pas ma place, je ne suis rien. Je suis un monstre sans voix ni bras »
Et le vent porta ses mots.
Elle n’avait pas pensé, elle avait parlé. Sa bouche avait murmuré doucement au vent, hésitante. Mais elle avait parlé, elle l’avait entendu. Quel était donc ce maléfice ? Tout ceci ne serait donc qu’un rêve ? Le froid, le fruit de son imagination ou de son coup à la tête ?
Elle ne tremblait plus, et se releva lentement, tentant difficilement de percer l’opaque voile de flocons s’abattant sans discontinuer autour d’elle.
Mais tout était silencieux hormis le sifflement du vent, et elle retomba à genoux en se murmurant de ses lèvres récemment déliées:
- « Je suis seule »
C’est alors que la voix sifflante lui glissa à l’oreille :
- « Tu ne l’es pas, je suis là moi. Je suis celle qui t’as toujours parlé, et je ne quitterais jamais. Viens avec moi «
La jeune femme sursauta. Etait-ce toujours un rêve? Elle répondit :
« - Mais qui es-tu, ou es-tu ? Comment te trouverais-je ? »
- « Je suis ici, ailleurs, partout mon enfant, je suis la terre qui vous fait vivre, je suis le vent qui siffle à tes oreilles, je suis la viande qui remplit vos auges. Je suis la vie, la terre, l’air, le feu et l’eau. Et toi, tu es l’enfant bannie des hommes qui a subi leur stupidité jusqu’à la mort. Mais je ne te laisserai pas sombrer dans l’oubli. Car tu es ma fille, comme ils le sont tous, fils indignes qui ont oublié.
C’était donc ça, elle était morte ? Etait-ce ceci que les hommes du village appelaient le paradis ? Avait-t’elle donc été jugée digne d’y aller malgré tout ? Mais si c’était le cas, c’était bien loin de l’image idyllique qu’ils en avaient.
Elle n’eut pas le temps d’y penser davantage car à travers le blizzard, de nombreux yeux jaunes et verts firent leur apparition autour d’elle. Et après quelques instants, une grosse louve noire perça le voile de neige à reculons, trainant par la queue deux carcasses de vieux mâles, probablement récemment morts de froid ou de faim.
Azaelle regarda les carcasses, dont la peau subissait une étrange décomposition accélérée. En quelques instants, seuls les muscles, os et tendons étaient encore visibles, et ils se disloquèrent à leur tour, se désagrégeant et se mêlant à la danse du blizzard, tourbillonnant autour d’elle. Sa robe se déchira au niveau des épaules, et ses moignons s’ouvrirent, abreuvant le blizzard de son propre sang. Puis, du blizzard émergèrent des morceaux de chair, de tendons et d’os, remodelés pour convenir à sa structure humaine. Progressivement, ils se fixèrent, s’allongèrent, se durcirent, et se nouèrent les uns au autres. Azaelle ne cessa de hurler de douleur durant tout le processus, jusqu’à ce que la chair à vif nouvellement créée ne soit recouverte de sa propre peau, cette dernière s’allongeant depuis ses épaules pour aller jusqu’au bout de ses nouveaux doigts et revenir. Elle s’effondra, inconsciente, avant d’être hissée sur le dos de la grosse louve par un gros mâle.
La jeune femme se réveilla des semaines plus tard, nue, dans la tanière même de la meute, réchauffée par 5 loups. Elle comprit à sa chaleur corporelle que, quel qu’eût été la durée de son sommeil, ils s’étaient relayés durant tout ce temps pour lui tenir chaud.
A peine eut-elle totalement émergé de son long sommeil qu’une énorme ombre vint obscurcir la paroi opposée de la caverne, dévoilant un instant plus tard la silhouette de l’énorme et étrange louve de son rêve.
« Son rêve ? Non ». Elle baissa les yeux, et tendit les mains devant elle, les yeux écarquillés de surprise. A la lumière du jour filtrant par l’entrée de la caverne, Azaelle pouvait maintenant voir des bras, ses bras, tendus, fins et élancés, aux proportions parfaites. Les pensées et les questions fusèrent dans son esprit.
La louve y coupa court.
- « Ca n’est pas tout les jours qu’un humain bénéficie des faveurs de Mère « , grommela-t’elle d’une voix grave
Alors là, c’était le comble, la louve lui parlait. Elle recula, toujours sur les fesses, se retenant à l’aide de ses nouveaux membres.
- « N’aie pas peur”, reprit la louve, “il n’y a que toi qui peut m’entendre, tu es différente. Les mots que tu entends ne sont pour les autres que grognements et sons imperceptibles «
la jeune femme reprit contenance, pensant encore être en train de rêver, elle se pinça discrètement la cuisse et, ne constatant aucun changement, demanda à haute voix, hésitante :
- « Tu as un nom ? »
La louve ne la quittait pas des yeux.
- « Alima, c’est mon nom. Et non, tu ne rêves pas. Tu es libre de faire et d’aller ou bon te semble. Va, ta place n’est pas ici, enchainée aux rites et codes de la meute. Ton destin à toujours été ailleurs, c’est pour cela qu’il y a 17 ans j’ai choisi de te laisser devant ce village isolé, je voulais que tu évolues parmi les tiens, mais saches que nous seront toujours ta famille, en quelque sorte. »
- « Comment suis-je née ? ». La question avait fusé, née d’une petite vie d’interrogation, de frustration et de méchanceté gratuite.
Un silence prolongé, puis la louve articula doucement une série de grognements.
La jeune femme acquiesça, elle échangea un étrange regard avec la louve, qui hocha la tête et repartit par où elle était venue.
Azaelle ferma les yeux et se laissa bercer par les sons de la nature. Son visage était paisible, elle-même libérée des chaînes de l’humanité, en harmonie avec sa nature.
Elle était libre, tout simplement.
- « Ainsi s’achève l’histoire singulière d’Azaelle. Bien d’autres versions de cette histoire pourraient vous être contées, et comme tous les autres conteurs je vous dirai que cette version de l’histoire est la seule et unique. Les légendes racontent qu’Azaelle parcourut le monde entier, toujours cachée dans la nature, s’arrêtant dans de rares villages, troquant des histoires contre quelques denrées que ses caprices la poussait à obtenir. Elle courrait toujours, dans la perpétuelle peur de n’avoir assez de temps pour voir et faire assez de choses. Elle se lassait très vite et ne restait jamais bien longtemps au même endroit. », conclut le conteur.
Un silence, ponctué de quelques ronflements, puis il ajouta :
- « En tant que conteur de qualité ayant des sources de qualité, je me dois de vous dire qu’elle n’a pas encore parcouru le monde entier, mais c’est vrai qu’elle a parcouru nombre de contrées, et si un jour vous êtes sages, peut-être que la femme-loup viendra en personne vous conter son histoire. »
Dans la hutte, les enfants étaient maintenant tous au moins à moitié assoupis et le conteur tira sur sa longue pipe une bouffée d’herbe qu’il recracha lentement, les volutes de fumée dissimulant l’infime partie de son visage qui n’était pas tapie dans les ombres de sa capuche rabattue, d’où sortaient deux longues nattes noires.
Le conteur s’accroupit et murmura aux enfants endormis :
- « Dormez bien, les enfants. Puisse ce sommeil vous apporter la force d’être et de penser de vous même. »
Sur ces derniers mots, le conteur se leva et sortit du tipi. Un homme trapu et barbu vint à sa rencontre.
- « Il dorment ? »
- « A poings fermés »
- « Bien, bien. Votre sac vous attend près du feu, puisse dieu garder votre âme »
- « J’ai bien peur qu’il n’ait une adversaire de taille si il veut s’en emparer »
- « Je vous demande pardon ? »
Mais l’étranger s’éloignait déjà vers le feu au centre de la clairière ou il se pencha pour attraper le sac rempli de denrées variées.
Alors qu’il se redressait de toute sa hauteur, la lueur du feu alluma deux curieuses lanternes dans les abîmes de son capuchon.
Deux lanternes bleu nuit, mêlées d’un bleu d’hiver.
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